Charlottesville et le spectre confédéré.

Source : Washington Times
Statue controversée du général sudiste Robert E. Lee.

Ce qui ne devait être qu'une manifestation tourna à l'affrontement généralisée suivie d'une mort violente puis d'une vague de vandalisme visant à effacer une partie de l'histoire des Etats-Unis d'Amérique. C'est ce genre d'événement qui nous rappelle que chaque pays dispose d'une ou plusieurs périodes sombres dans son existence, que ce soit les crimes commis ou les lois jugées aujourd'hui inhumaines.

 

12 août : reconstitution boiteuse de la Guerre de sécession

 

L'origine de la manifestation fut la décision à Charlottesville de retirer la statue du général sudiste Robert E. Lee en raison de son poste de chef des armées confédérées durant la Guerre de sécession (ou Guerre civile américaine aux Etats-Unis). Or, pour les citoyens, tout ce qui touche à la Confédération relève du racisme et de l'esclavagisme. Pas seulement pour les antiracistes mais aussi pour les suprématistes blancs et les néonazis. C'est entre ces deux groupes que des échauffourées ont éclaté, les premiers soutenant la décision au nom de la lutte contre le passé esclavagiste, les seconds la dénonçant au nom de la suprématie des Blancs. Ces altercations ont pris une tournure mortelle lorsqu'un partisan des suprématistes fonça dans la foule des antiracistes avec son véhicule, tuant une manifestante et blessant une dizaine d'autres. Cette confrontation historique prit une tournure fédérale lorsque d'autres statues confédérées sont déboulonnées, masquées voire saccagées par des manifestants. Le mémorial d'Abraham Lincoln, le président ayant aboli l'esclavage, fut aussi victime de vandalisme. Et comme si cela ne suffisait pas, le Président Donald Trump condamna les divers partis pour les violences commises, provoquant ainsi une forte indignation de la part des personnalités démocrates et républicaines qui l'accusent de soutenir l'extrême droite de par son ambigüité.

 

Cette épisode démontre comment l'Histoire est manipulée et faussée tandis que les discours sont déformés. Certains points nécessitent plusieurs corrections.

 

L'esclavage : l'arbre qui cacha la forêt

 

Avant d'aborder le conflit armée, il faut d'abord le situer dans son contexte. La majorité des royaumes européens décidèrent d'abolir l'esclavage. Aux Etats-Unis, cette question est délicate. Outre la question civique sur la considération des Afro-américains comme des citoyens de droit, l'abolition démontre aussi la division entre le Nord et le Sud. Les Etats nordistes sont principalement industrialisés et en faveur du remplacement de l'esclavage par le salariat. Les Etats sudistes sont agricoles et considèrent les esclaves nécessaires pour la récolte dans les champs de coton.

 

Ce n'est pas Abraham Lincoln qui lança en premier la question. Dès 1780, plusieurs Etats du Nord ont proclamé l'abolition pour des raisons religieuses. En 1787, l'abolition est d'application dans les territoires du Nord-Ouest. Puis vint en 1820 le compromis du Missouri où l'esclavage est autorisée en dessous du parallèle du 36°30' et interdite au dessus. En 1850, l'intégration de territoires pris au Mexique aboutit à un nouveau compromis où les Etats du Sud pouvait choisir, ceux qui votaient pour le maintien bénéficiaient du soutien fédéral pour rattraper les esclaves enfuis dans les Etats du Nord. Le Président Lincoln ne proclama l'émancipation totale qu'en 1862, soit un an après le début de la guerre.

 

Donc non, ce n'est pas la proclamation du Président qui provoqua la guerre. Et ce n'est pas non plus pour l'abolition de l'esclavage que les Etats-Unis sont entrés dans une guerre civile qui dura de 1861 à 1865.

 

Lors des élections présidentielles de 1860, Abraham Lincoln remporta tous les Etats du Nord suite à son programme qui inclut la proposition d'abolir l'esclavage dans tous les nouveaux Etats tout en autorisant son maintien dans ceux qui l'autorisent. Effrayés de se retrouver minoritaires au Sénat, sept Etats esclavagistes décidèrent de quitter l'Union pour former leur Confédération. Afin d'éviter que les huit restants ne fassent de même, le Président Lincoln accepta de négocier mais prévint que toute accaparation de propriétés fédérales, c'est-à-dire les forts, par la Confédération entrainera une riposte de l'Union. C'est ce qui se passera lorsque le Président confédéré Jefferson Davis donnera l'ordre de bombarder Fort Sumter (tenu par l'armée unioniste) en Caroline du Sud (un Etat confédéré) le 12 avril 1861, déclenchant ainsi la Guerre de Sécession.

 

Ce bref rappel historique démontre le fossé entre la pensée populaire et la réalité. La proposition d'Abraham Lincoln prévoyait le maintien de l'esclavage dans les Etats qui l'ont déjà adopté. Ce sera un an après que l'émancipation sera totale et deviendra un objectif de guerre. La sécession eut lieu non pas pour défendre l'esclavage mais les pouvoirs étatiques par crainte de se retrouver en minorité à Washington D.C. La Guerre de sécession n'avait pas pour objectif l'abolition de l'esclavage mais de déterminer l'avenir des Etats-Unis. Un pays unit sous un régime fédéral où chaque Etat dispose de ses pleins pouvoirs dans les compétences attribuées tout en obéissant aux décision provenant du Congrès fédéral et de la Cour suprême, ou un pays divisé en deux avec au Sud une confédération où les Etats disposent de toutes les compétences étatiques et unissent certaines d'entre elles tout en conservant un veto sur les décisions confédérées. Paradoxalement, la division fut l'une des raisons de la défaite du Sud car le Nord disposait d'un Etat-major unifié, ce qui n'était pas le cas des Sudistes où chaque Etat restait maître de son armée.

 

Contrairement à la croyance antiraciste et suprématiste, les Confédérés ne sont pas battus pour l'esclavage mais par patriotisme. C'est surtout le cas du général Lee qui, comme l'a rappelé l'historien belge Francis Ballace, a rejoint le Sud en déclinant l'invitation du Nord pour défendre sa patrie, la Virginie. Bien qu'il fut en faveur de l'émancipation, il a guidé les armées confédérées par patriotisme et reçut le respect de la part de ses homologues nordistes. Sauf que les deux groupes mentionnés au début font abstraction de cet élément majeur et perpétuent le raccourci mensonger : Confédéré = esclavagiste = raciste.

 

L'ignorance n'est pas qu'un outil réservé aux terroristes. Il s'agit surtout d'un mal touchant des groupes entiers enfermés dans un mensonge sans possibilité d'en sortir malgré les preuves cassant les stéréotypes alimentant les ignorants. Nous avons entendu parler des Antivax et des partisans de la Terre plate (concept datant ... de l'Antiquité), nous voyons à présent les antiracistes et les suprématistes ne se renseignant pas assez sur l'histoire de leur pays. Et quoi de pire d'interpréter des déclarations publiques sans impartialité, surtout de la part des médias?

 

Les déclarations de Trump qui choquent la bienséance

 

Suite à la gravité des événements de Charlottesville, le président Trump se devait d'intervenir afin d'apaiser les tensions. Sauf qu'il a l'habitude de prononcer des discours ne laissant personne indifférent, dans le sens de la polémique.

 

Le Président a condamné les deux camps pour les violences commises en imputant à chaque groupe la responsabilité. Sauf qu'aux Etats-Unis, la vision bipolaire implique qu'il ne faut condamner que les méchants, c'est-à-dire les suprématistes et les néonazis. Bien que Trump changea son ton en condamnant, comme l'ont fait sa famille et les personnalités démocrates et républicaines, il revint sur sa déclaration de départ en justifiant les torts des deux côtés.

 

Dans sa dernière déclaration, Trump tenta de se justifier en démontrant que le problème est bien plus complexe. Il explique que les provocations sont venus des deux camps, qu'il condamne les violences perpétrées de la part de tout le monde, considère que chacun dispose de sa part de responsabilité et que tout manifestant, aussi bien antiraciste que suprématiste, ne cherchait pas la confrontation et ne défendait pas forcément la suprématie blanche.

 

Dans le fond, Trump n'a pas tort. Tous les partisans du maintien de la statue n'étaient pas de facto des suprématistes et des néonazis. Certains ont protesté au nom de la défense de l'histoire ou du patrimoine culturel. De plus, incriminer un camp de tous les maux revient à innocenter l'autre sans qu'un procès impartial n'ait eu lieu pour statuer sur la vérité juridique. Alors, pourquoi tant de mépris envers ses déclarations?

 

Trump commence avec une image négative en tant que partisan de l'extrême droite qui l'aurait soutenu durant sa campagne. Ensuite, il s'est attaqué aux médias en les accusant de propager des informations mensongères. Or, s'attaquer à la presse aboutit à un retour de bâton via la rédaction d'articles n'épargnant pas celui qui les a insultés auparavant.

 

Enfin, Trump n'a pas saisi la pensée bienséante de la société. Alors qu'il tenta de se montrer impartial, il est tombé dans le piège tendu par lui-même lors des élections : la manipulation de la vérité au nom des valeurs personnelles ou collectives. Le Président aime déformer la réalité pour conforter sa vision du monde, allant jusqu'à inventer des faits ne s'étant jamais déroulés. C'est par la diffusion d'images mensongères de la société que le candidat républicain arriva à la Maison blanche. Mais lorsqu'il tenta de revenir sur le chemin de la vérité en dénonçant les violences commises par chacun et l'hétérogénéité des partisans du maintien de la statue, il n'a jamais imaginé devoir affronter la pensée populaire où seuls les supporters du monument doivent être condamnés car ce sont tous des racistes. Nouveau raccourci mensonger : partisans de la statue = suprématistes blancs = néonazis = racistes = criminels.

 

La principale erreur de Trump fut de ne pas avoir caressé dans le bon sens du poil. Plutôt que de soutenir les antiracistes, il misa sur la neutralité. Sauf que ne pas condamner les racistes revient à les soutenir selon la population. Comment aurait-il dû s'y prendre? D'abord, appeler les citoyens au calme, de ne pas céder à l'émotion et à la violence en rappelant qu'il y a eu un mort. Ensuite, faire appel au devoir civique par le respect des lois et des pouvoirs municipaux. Car ce sont les autorités locales qui peuvent décider du retrait ou non. Si les citoyens souhaitent contester, ils peuvent exprimer leur mécontentement via une protestation pacifique. Au contraire, s'ils veulent le retrait d'une statue, qu'ils en fassent la demande car la déboulonner sans autorisation revient à la vandaliser. Enfin, rappeler que les valeurs de l'extrême droite sont incompatibles avec la société actuelle tout en rappelant le droit à la liberté d'expression. Mais que faire lorsque l'émotion prend le dessus? L'apaisement devient une tâche aussi difficile que le règlement du conflit israélo-palestinien.

 

L'histoire : une plaie qui ne se cicatrise jamais

 

Les événements de Charlottesville nous font rappeler qu'il est difficile de conclure définitivement un chapitre de l'histoire d'un pays. Bien que la Guerre de sécession eut lieu il y a plus d'un siècle et qu'elle est commémorée chaque année, la question de l'esclavage reste un débat non-clos malgré son abolition.

 

Les statues sont des symboles libres d'interprétations. Lorsqu'elles furent érigées, elles pouvaient symboliser le courage, le patriotisme et le sacrifice de ceux qui sont morts pour leur patrie. Elles peuvent aussi rendre hommage aux officiers et aux hommes politiques ayant servi leur Etat. Sauf que les valeurs changent au fil des années. Les héros de hier deviennent les criminels d'aujourd'hui.

 

Ceux qui abordent les faits historique de cette manière commettent une des pires erreurs d'un historien : juger le passé par le présent. A cela s'ajoute l'analyse via une partie pas toujours véridique mais entretenue par la pensée collective préférant l'ignorance des sentiments plutôt que l'étude approfondie.

 

Charlottesville fut le théâtre du massacre de l'histoire des Etats-Unis : deux visions historiques fausses se sont affrontées. Les deux camps voyaient en Lee le défenseur de l'esclavage et de la suprématie blanche car il était à la tête des armées confédérées sans se renseigner sur ses réelles motivations ni sur son avis au sujet des esclaves.

 

A cela s'ajoute un discours présidentiel se voulant neutre mais aboutit à l'aggravation de la situation car il ne s'inscrivait pas dans la pensée populaire de ne condamner que le mal raciste.

 

Il est difficile de se montrer impartial lorsque l'ignorance collective devient la norme, est entretenue sous la forme d'une dictature idéologique silencieuse où toute remise en question reviendrait à embrasser le mal. Or, c'est par la contestation des faits que l'Histoire avance. La connaissance et la sagesse sont deux concepts forts distincts. La première ne peut s'épanouir si la seconde ne suit pas et continue de rester un frein à l'évolution des mentalités. Et tant que ceci continuera, la pensée populaire primera sur la vérité historique. Et ce qu'il s'est passé à Charlottesville ne restera pas un cas isolé.

 

Article utilisé:

 

 "Guerres et histoire", Sciences et Vie, Paris, N°17, 2014, pp. 35-36